Paroles de dimanches

Une ado enceinte

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

20 décembre 2023

Crédit photo : M. / Unsplash

Le texte choisi par la Liturgie pour ce dimanche avant Noël est celui de l’Annonciation (Lc 1,26-38), un des plus célèbres des évangiles et un de ceux qui ont le plus marqué l’histoire du christianisme.

Cette péricope spéciale exige un traitement spécial, je ne la traiterai donc pas en suivant le cadre que j’adopte d’ordinaire pour ces commentaires. Les principales interventions rédactionnelles de Luc sont indiquées par les caractères gras.

 

Lc 1,26 Le sixième mois [de la grossesse d’Élisabeth], le messager Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée du nom de Nazareth, 27 auprès d’une ado mariée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David, et le nom de l’ado était Marie. 28 Et, étant entré auprès d’elle, il dit :

Salut, la choyée, le Seigneur est avec toi.

29 Elle fut déstabilisée par cette parole, et elle se demandait ce que signifiait cette approche. 30 Et le messager lui dit :

N’aie pas peur, Marie, car tu as fait l’objet de la prévenance de Dieu. 31 Tu vas donc être enceinte et accoucher d’un fils. Et tu lui donneras le nom de Jésus. 32 Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son ancêtre, 33 et il régnera sur la maison de Jacob pour toujours, et son règne ne finira jamais.

34 Marie dit alors au messager :

Comment cela pourra-t-il arriver, je ne couche avec personne ?

35 Et, ayant répondu, le messager lui dit :

Le Souffle saint va venir sur toi et la puissance du Très-Haut va te prendre sous son ombre. C’est pourquoi l’enfant à naître sera saint et sera appelé fils de Dieu. 36 D’ailleurs, Élisabeth, ta parente, est elle aussi enceinte d’un fils malgré son âge avancé, et c’est le sixième mois pour elle qui était appelée «la stérile». 37 C’est que, de la part de Dieu, il n’y a rien d’impossible.

38 Marie dit alors :

Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il m’arrive selon ta parole.

Et le messager la quitta.

 

 

Traduction

 

Une ado mariée (v 27). L’expression grecque est d’ordinaire traduite par «une vierge fiancée». Marie a 12-13 ans, et elle est mariée à Joseph (la transaction a été conclue devant témoins et elle ne peut être annulée que par un divorce formel). Si elle est toujours «vierge», c’est qu’elle vit encore chez ses parents dans l’attente du jour où elle sera amenée chez Joseph pour que commence la cohabitation et que soit consommé le mariage.

Je ne couche avec personne (v 34). Littéralement : «je ne connais pas d’homme». Dans la situation d’entre-deux où elle se trouve, Marie n’a de relations sexuelles avec personne, pas même avec Joseph, et elle n’a pas l’intention d’en avoir.

 

Luc

 

Selon son habitude, Luc a adapté le texte traditionnel à son vocabulaire. Là où son activité rédactionnelle se manifeste le plus, c’est dans les liens qu’il établit avec son récit de l’origine de Jean Baptiste : stérilité d’Élisabeth (1,7), messager nommé Gabriel (v 19), trouble de la personne à qui la divinité s’adresse (v 12), invitation à ne pas avoir peur et indication du nom à donner au fils à naître (v 13), grandeur annoncée de l’enfant et intervention du Souffle saint (v 15), mention de la puissance (v 17). Luc a beaucoup retravaillé la péricope traditionnelle, tout en lui conservant son sens.

 

Éléments historiques

 

Le récit contient quelques données d’ordre historique facilement reconnaissables, concentrées dans les versets suivants[1] :

 

Lc 1,26 Dans une ville de Galilée du nom de Nazareth, 27 il y avait une ado mariée à un homme du nom de Joseph, et le nom de l’ado était Marie. 31 Or, enceinte, 29 elle fut déstabilisée, n’ayant voulu coucher avec personne.

 

Si concentré soit-il, ce passage est d’une extrême importance pour comprendre la vie des personnages en question. Marie et, vraisemblablement, Joseph étaient de Nazareth, un petit village de Galilée ignoré de tout l’Ancien Testament. La jeune femme est enceinte alors que, officiellement mariée, elle n’a pas encore entrepris de cohabiter avec son mari. On la comprend, elle est dans tous ses états. Contrairement à Matthieu (1,18-23), le texte ne dit rien de la réaction de Joseph, et il garde le silence sur l’événement à l’origine de la grossesse de Marie

 


 

Je me permets ici un aparté dont je veux souligner l’importance en l’encadrant. Nous ne saurons jamais ce qu’a vécu la Marie adolescente, elle n’en a peut-être jamais parlé à personne et Jésus lui-même n’a peut-être jamais su ce qui était arrivé à sa mère. À partir de Matthieu, nous pouvons comprendre que Joseph a décidé de la garder comme épouse, même s’il n’était pas le père de l’enfant et qu’en pareil cas il était coutume de rompre le mariage; il semble être mort avant que son fils ne commence sa vie publique.

Si Jésus est né autour de -7 ou -8, sa mère n’a rien su du sort qui l’attendait pendant les 35 ans qui ont suivi[2]. Une tradition rapportée par Ac 1,14 permet de penser qu’elle aurait eu foi en Jésus après sa fin tragique, malgré qu’elle avait eu de graves réserves pendant sa vie (Mc 3,20-21.31-35). Pour les gens de Nazareth, Jésus avait été «le fils de la Marie» (Mc 6,3), celui dont on connaissait la mère mais pas le père. Marie et Jésus ont porté le poids de cette humiliation[3] toute leur vie. Le tracé de l’existence de Jésus se situe donc entre la naissance de père inconnu et la mort, nu, sur une croix.

En un sens, tout ce que je viens de dire se situe en dehors de la foi si, par objet de la «foi», on entend la résurrection et la seigneurie de Jésus. Dans un autre, pourtant, ces lignes sont au cœur de la foi puisqu’elles annoncent ce que Jésus va comprendre au cours des dernières années de sa vie, à savoir que le Parent se cache du grand monde et se révèle aux tout-petits (Q 10,21). Il faut bien comprendre la grandeur, aux yeux de Dieu, de cette Marie et de ce Jésus humiliés dont je viens de parler.

 


 

L’essentiel du texte pré-lucanien n’a pas été écrit pour dire ce qui était arrivé à Marie, mais pour relever le moral d’une Église humiliée d’avoir à se réclamer d’un homme né de père inconnu et ignominieusement mort comme un criminel sur une croix. L’auteur adresse donc une parole de Dieu à sa communauté pour lui permettre de comprendre ce que croire veut dire. Je présente les différents éléments du texte en les faisant suivre d’un bref commentaire.

 

Lc 1,26 Le messager envoyé par Dieu 27 auprès de Marie 28 dit :

Salut, la choyée, le Seigneur est avec toi.

 

Marie, cette femme humiliée par la vie, a pourtant été «choyée» par Dieu, lequel lui a confié une mission (dire de quelqu’un que «le Seigneur est avec lui», c’est déclarer qu’il ou elle a une tâche à accomplir). De façon très évangélique, c’est le monde à l’envers.

 

29 Elle se demandait ce que signifiait cette approche. 30 Et le messager lui dit :

Marie, tu as fait l’objet de la prévenance de Dieu. 31 Tu vas donc être enceinte et accoucher d’un fils. 32 Il sera appelé fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son ancêtre, 33 et il régnera sur la maison de Jacob pour toujours, et son règne ne finira jamais.

 

La réaction de Marie est celle des lectrices et lecteurs : en quoi la femme humiliée a-t-elle été choyée? La réponse est qu’elle a été chargée de devenir la mère d’un fils (implicitement ressuscité après sa mort) qui a reçu le don de la seigneurie[4]. La suprême grandeur du fils rejaillit donc sur la mère[5], femme choyée, objet de la prévenance de Dieu. Jusqu’ici, le scribe a bien écrit ce qu’on attendait de lui, c’était prévisible. Mais il n’a pas encore touché au fond du problème, c’est maintenant qu’il va s’y attaquer :

 

34 Marie dit alors au messager :

Comment cela pourra-t-il arriver, je ne couche avec personne?  

 

La Marie du récit formule bien le nœud du problème auquel la communauté fait face : l’enfant est né de père inconnu, contre la volonté de la jeune femme. C’est, à l’intérieur de la culture du temps, un scandale de première grandeur.

 

35 Et, ayant répondu, le messager lui dit :

Le Très-Haut va te prendre sous son ombre. C’est pourquoi l’enfant à naître sera saint et sera appelé fils de Dieu.

 

La réponse du messager à l’incompréhension de son interlocutrice est que le scandale des humains n’est pas celui de Dieu. La communauté doit comprendre que, contre toute attente, la mère de Jésus a joui de la protection privilégiée de Dieu, qui, non seulement n’avait rien à lui reprocher mais en avait même fait une alliée privilégiée. Bien plus, le soin particulier qu’il avait pris d’elle a rejailli sur son fils, de sorte qu’aux yeux de Dieu ce dernier, humilié malgré lui comme sa mère, a été «saint» pendant sa vie, et fait «fils de Dieu» après sa mort, d’où la foi de ceux et celles qui l’appellent tel. La femme et le fils humiliés par les humains ont été grands aux yeux du Seigneur[6].

 

38 Marie dit alors :

Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il m’arrive selon ta parole.

Et le messager la quitta.

 

Lectrices et lecteurs ont donc à relire leur propre humiliation à la lumière de la mentalité de Dieu, et à laisser arriver pour eux la tâche à laquelle les appelle leur foi.

 

Ligne de sens

 

La foi chrétienne est une confiance dans le parcours d’un homme dont le début est une naissance de père inconnu, et la fin une mort de criminel. Pour reprendre un verbe évangélique, il «fallait» que cette vie commence et se termine dans l’humiliation pour que le Parent puisse se reconnaître en lui comme un père dans son fils, et lui dans son Parent pour ensuite le faire savoir dans l’Histoire :

 

Q 10,22 Seul le Parent a l’expérience du fils, tout comme seul le fils a l’expérience du Parent, de même que quiconque se le fait dévoiler par le fils.

 

Or – et c’est très paradoxal –, le christianisme a beaucoup de mal à rendre justice à l’identité d’un Parent qui se reconnaît dans un homme dont la vie s’est déroulée entre deux scandales. Il fait des pieds et des mains pour gommer le scandale.

D’un côté, sa mort honteuse, comme un criminel – une mort publique, impossible à nier –, est interprétée comme un glorieux sacrifice, planifié de toute éternité au plus intime de la divinité, en vue du salut de l’humanité. Finis, le non-sens, l’absurdité, la parodie de justice, le désespoir, l’abandon, l’insoutenable scandale culturel de la nudité sur la croix. Tout était divinement prévu, organisé par amour, accompli avec précision, et les juges implacables qu’avaient été Caïphe et Pilate sont devenus les exécuteurs inconscients du bénéfique plan divin. Le scandale étant écarté, la croix peut devenir un bijou, le visage de Dieu peut retrouver ses couleurs traditionnelles et réconfortantes.

Du côté des débuts, le travail de l’efface théologique est encore plus systématique. La violence est niée, le fait d’avoir passé outre au non d’une jeune fille est mis de côté. L’ado n’a pas été marquée par le «péché originel», comme tous les autres humains de l’histoire, et l’enfant a été conçu en dehors de tout exercice de la sexualité. Par conséquent : pas de viol ou de séduction, pas de bâtard, pas de scandale. Le Parent n’est plus celui qui se reconnaît dans la mère et le fils humiliés.  Il se dit dans des gens fabriqués hors-série, différents des autres, et qui ne sont donc pas atteints par le scandale et l’humiliation.

Nous avons considérablement retouché les visages de Marie et de Jésus pour nous les rendre culturellement acceptables et les conformer à la foi rassurante que nous nous sommes inventée en lui donnant le sceau de l’approbation du dieu que nous avons créé. À travers deux millénaires, le récit de l’Annonciation est un appel à retrouver le scandaleux visage du vrai Dieu, lequel a jadis cherché l’appui d’une ado violentée car il avait besoin de son fils pour faire prendre conscience aux humains du genre de Dieu qu’il est.

Je n’ai pas parlé de Noël jusqu’ici.  Peut-être est-il suffisant de rappeler que le gros bouffi à costume rouge et barbe blanche, inventé par l’industrie au profit de l’industrie, témoigne du fossé qui sépare les images que se font de l’humain le Système et le Parent.

 

Mt 6,24 Vous ne pouvez pas être l’esclave et de Dieu et de l’Argent.

 

Comme l’Église, le Système n’a que faire d’une ado enceinte contre son gré. Ça n’a pas d’argent pour payer un loyer exorbitant et ainsi faire rouler l’économie, ça ne peut offrir de garantie et ça ne peut mener qu’à deux vies improductives.

Décidément, à Noël surtout, le Parent n’a pas bonne presse.

 

Notes :

 

[1] Les quelques mots en petits caractères permettent de lire le texte en continu.

[2] La vie publique de Jésus est à situer entre les années 28 et 30.

[3] C’est le terme que Luc met dans la bouche de Marie quand il lui fait dire en 1,48 : «Il [le Seigneur] a jeté les yeux sur l’humiliation de son esclave».

[4] La description qui est faite de la seigneurie convient tout à fait à un milieu chrétien d’origine judéenne, vraisemblablement dans la diaspora (l’expression «le Très-Haut» est bien connue du monde hellénistique). Peut-être faut-il redire, ici, qu’un tel texte a été rédigé quelques décennies après la mort de Jésus, et n’a pas pour but de raconter ce qui se serait passé quelques décennies avant.

[5] On pense à l’exclamation adressée à Jésus : «Choyé le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés!».

[6] Ce qui était clair pour les partisans de Jésus des années 50 ne l’était évidemment pas pour l’ado qui est tombée enceinte sans le vouloir au cours des années -7 ou -8, et pour son fils qui s’est fait reprocher ses origines troubles toute sa vie.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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